L’avenir incertain du travail salarié

Extrait du Cahier du « Monde » daté du Mercredi 25 mars 2015.

Les Britanniques les ont baptisés « auto-employés » (self-employed), les Espagnols «indépendants » (autonomos). En France, patrie du constructivisme, on les préfère «auto-entrepreneurs ». Comme si cette armée d’un million de travailleurs recelait autant de Bill Gates en puissance. Mais la plupart ne caressent même pas ce rêve. Ils cherchent juste un complément de salaire ou une manière facile de rester dans l’emploi, alors que l’on ne veut plus d’eux dans le monde clos du salariat.

L’auto-entrepreneur est une relative nouveauté dans le droit français. Ce statut est né en 2008 dans le cadre de la loi de modernisation de l’économie du gouvernement Fillon. Il faut croire que la modernité a vécu, puisque le président de la République de l’ époque, Nicolas Sarkozy, a jugé, il y a une dizaine de jours, qu’il avait fait une erreur, justifiée en temps de crise mais aujourd’hui déloyale vis-à-vis des artisans. Et il pose la question de sa suppression. Ce serait une erreur. D’abord, parce que, par sa simplicité -il suffit de dix minutes sur Internet pour créer son (auto) entreprise-, il attire spontanément tous ceux qui naviguent entre le chômage et le travail non déclaré. Une suppression ne les transformerait pas d’un coup de baguette magique en artisans ou en consultants, mais les rejetterait dans la zone grise d’où ils tentaient de sortir.

Ensuite, parce que l’auto-entrepreneur est la première « brique » d’une vaste réflexion sur l’évolution du travail au XXI• siècle, où l’indépendant tiendra une place centrale. Dans l’édition annuelle 2015 de la revue de l’Institut de l’entreprise Sociétal («Réinventer le modèle social », éditions Eyrolles), l’un des auteurs, Denis Penel, pose la question qui fâche : allons-nous vers la fin du salariat ?

Le modèle fordiste a vécu
Interrogation iconoclaste, tant le salariat est la brique de base de l’Etat-providence, inventée à la fin du XIX• siècle pour apporter la protection aux travailleurs des grandes usines de la révolution industrielle. Sécurité sociale, assurance chômage, syndicalisme… les grandes conquêtes sociales du XX• siècle se sont appuyées sur ce concept qui a mis fin aux tâcherons et autres journaliers qui louaient leurs services aux industriels. Une nouvelle subordination s’est installée. Le travailleur échange sa liberté contre son confort matériel. Mais, aujourd’hui, les règles du jeu changent. Le modèle fordiste a vécu, la précarité s’insinue dans l’entreprise, la protection sociale s’amenuise et les salaires ne progressent plus à l’ancienneté. Tout cela alors que les nouvelles technologies et la montée de l’individualisme rendent possible une nouvelle approche du travail indépendant, ou plutôt du travail à la carte, tantôt ou simultanément indépendant et salarié. Il faut rapidement mettre en chantier un droit du travail qui découple la protection du salaire.

Philippe Escande.
Extrait du Cahier du « Monde » daté du Mercredi 25 mars 2015.